in serene melancholy.

- i was drowning when you were here.
- what are you now?
- the water.

Les premières minutes, rien ne change dans sa vision. Le regard fixé dans son reflet, Cash sent sa respiration s’apaiser et les battements de son cœur ralentir. Le monde autour disparaît, happé par la nuit noire qui perce au travers de la fenêtre embrumée de la salle de bains. On n’y voit même pas les étoiles, effacées par le verre cathédral qui mue entre chaque trace de martèlement les détails de l’obscurité. Même les lampadaires de la rue ne semblent être qu’une lueur lointaine, transformée, comme noyée dans un rideau de larmes, accrochées à des cils trop longs. Il oublie tout, Cash. Du froid de la céramique du lavabo à celui du carrelage, jonché des cheveux de Clarissa après ses derniers coups de brosse. Il oublie la douceur molletonnée de son sweat, passé pendant quelques minutes au sèche-linge avant qu’il ne rentre et tendu par sa mère, un tendre baiser sur sa joue en guise de “bonne nuit”, les mots s’étouffant dans ses bâillements. Il oublie, aussi, l’heure qui s’est affichée sur son écran de téléphone lorsqu’il est venu se poser devant le miroir : 02:02. Symbole d’un soi-disant regain de spiritualité et d’indulgence. Des foutaises. Et pourtant, il est là, à se fixer dans le reflet d’un miroir taché des passages de tout à chacun, des traces de dentifrices laissées là par fainéantise et manque d’énergie, des vestiges des soupirs poussés face au poids du temps qui se lit sur presque tous les visages de la famille.

Cash ne détourne pas le regard. Peu à peu, son visage commence à disparaître – pas totalement, mais suffisamment pour que ses lèvres ne deviennent plus qu’une fine ligne rosée et que de son nez, ne persiste que l'orifice de ses narines. Ses yeux fixent le droit, dans son reflet, alors que le gauche semble devenir flou. Ses pensées divaguent. Il laisse de côté les tracas de sa journée, les quelques clients qui ont pu le faire grogner, la flaque de boue dans laquelle il a marché avec ses baskets blanches, qui venaient d’être nettoyées. Il oublie même le sourire de Lydia, ses grands yeux posés sur lui lorsqu’elle l’a rejoint pour déjeuner, rapprochant son siège du sien lorsque la silhouette de son ex est passée devant la vitrine du magasin, histoire de. Tout ça disparaît, de la même façon qu’il aimerait disparaître lui-même. Des pensées invisibles, des sensations qui se perdent dans les limbes de l’oubli, au moins pendant quelques minutes. N’existe plus que ce semblant de visage, et ce semblant d’homme.

Mais ce visage, à mesure que les minutes passent, se transforme. Comme déformé par la tristesse et le poids de ce que porte son cœur, devenu trop lourd pour qu’il soit le seul à en pâtir. Elle est déchirante et Cash, face à ça, commence à sentir un malaise profond. Il a l’impression de voir celle qu’il ne voulait même pas admettre ressentir, mais qui, au fond, le hante depuis bien longtemps. Un mélange de mélancolie et de détresse pure, gonflant sa gorge d’une boule de larmes. Et pourtant, il ne détourne toujours pas son regard. A contrario, son corps se rapproche de façon lente mais incontrôlable vers le miroir, à la façon d’une corde tirée entre son œil et son reflet. Il sent le lavabo appuyé contre ses hanches, voit l’image se troubler par la proximité de son souffle contre la surface réfléchissante. Sans qu’il ne le réalise, ses sourcils se froncent. Il découvre dans ses yeux une nouvelle profondeur, toujours emplie d’une tristesse incommensurable. L’espace de longues secondes s’étirant en des minutes encore plus interminables, il a l’impression que son regard change de couleur ; le marron profond, si proche de la couleur d’un bâton de cannelle, se mue lentement en un verre foncé, similaire au regard de Caleb. Dans sa poitrine, son cœur se serre, s’étrangle. La douleur le déchire de l’intérieur et, pourtant, ce n’est que lorsque son téléphone vibre sur la surface à présent gelée du lavabo qu’il détourne enfin les yeux de ce reflet si différent du sien qu’il en semble mutilé de l’intérieur. La lumière de l’écran lui fait froncer les sourcils, agressif retour à la réalité. L’ensemble de pixels affiche 2:31. Un soupir lui échappe, il efface d’un mouvement rapide du doigt la notification sans même la lire. Quand il relève la tête, il ne voit dans le reflet du miroir qu’une salle de bains vide. Son cœur le fait toujours souffrir, mais son corps, lui, s’est fait la malle, le temps de quelques minutes.